La nouvelle série d’ABC, proposée en remplacement d’How To Get Away with Murder à la suite de Scandal, est ce qu’on pourrait appeler communément « du lourd » et ce dans tous les sens du terme. Présence de stars qui en imposent comme Felicity Huffman mais aussi du showrunner John Ridley (scénariste de Twelve years a slave), reconnu et très qualifié pour parler du racisme. La série a été précédée d’une presse dithyrambique aux Etats-Unis. Mais à mi-parcours, force est de constater que le public n’a pas suivi. Deux hypothèses : soit American Crime est un projet trop ambitieux pour un network et le public fait une grave erreur, soit elle n’est pas à la hauteur. Et la vérité est sûrement entre les deux.
American Crime a de fortes ambitions. La série est une anthologie qui s’est donné pour mission de mettre à jour les idées reçues et le racisme qui ont infiltré toute la société américaine. Le pilote s’ouvre sur un crime qui sera le catalyseur de tous ces sentiments. Matt Skokie a été assassiné et sa femme est dans le coma : cet événement va toucher toutes les communautés de la ville, chacune représentée par une famille ou un personnage. La communauté blanche est représentée par les deux familles de victimes, tandis que les soupçons se portent très vite sur un clandestin mexicain et sur un Noir américain. Nous suivons également les conséquences de ces accusations sur leurs familles respectives. La confrontation permet de voir les multiples formes de discriminations inter-communautés. La mère de la victime, jouée par Felicity Huffman, a élevé seule ses deux garçons dans un quartier pauvre où vivaient peu d’autres blancs. Les difficultés, financières et sociales, lui ont fait accumuler une forte rancœur et une haine que l’on sent très vite poindre. Un jeune américain d’origine hispanique se retrouve lié au meurtre. Son père, qui a immigré légalement aux Etats-Unis, travaille deux fois plus pour se distinguer des « autres » immigrés mexicains, venus illégalement, mais sûrement aussi pour faire oublier qu’il n’est pas américain, au risque de mettre une énorme pression sur ses enfants qui doivent être irréprochables et respecter un code moral strict. D’ailleurs, l’un des deux accusés principaux est un « illégal » arrivé tout droit du Mexique, qui risque l’extradition mais est prêt à tout pour s’en sortir, même à négocier un nouveau départ en mouchardant. L’autre accusé est un junkie, en couple avec une femme blanche.
Ce couple mixte, qui vit une grande et belle histoire d’amour, est très mal accepté par la sœur du junkie, convertie à l’islam, qui considère que son frère a abandonné sa famille pour une fille de mauvaise vie. Rien que dans la description de ces relations, on voit toutes les facettes de ce que peut recouvrir la réalité des tensions raciales. Cette caractérisation de chaque pan de la société par un individu est sûrement la principale qualité mais aussi la principale limite de la série. Si elle permet d’évoquer avec précision et complexité toutes les ramifications et les formes du racisme, elle réduit également ses personnages à des fonctions explicatives et théoriques, limitant leur existence propre et l’attachement du spectateur. D’autant que pour éviter le manichéisme, aucun personnage n’est franchement sympathique ou n’agit vraiment avec discernement.
Au delà de la question du racisme, la série remet très fortement en question le modèle familial traditionnel. De la même manière que pour le racisme, chaque type de famille est représenté : le couple toujours marié, la famille divorcée, le père veuf élevant seul ses enfants… Dans toute les situations, la série évoque l’échec pour les familles dans leur mission de soutien. Car une fois passé l’amour unissant les différents membres, on remarque les fêlures et les blessures ainsi que l’incapacité de ces familles à faire front. Cette représentation a ses vertus, puisqu’elle permet de questionner la vision américaine de la sacro-sainte famille traditionnelle, et met en scène une société beaucoup plus réaliste, où la famille unie reste plutôt l’exception.
D’un point de vue narratif et esthétique, American Crime joue aussi la carte de l’audace. La série est une tragédie très noire, et l’on devine que rien ne se déroulera comme prévu. On ressent que le modèle de The Wire n’est pas loin : avec une esthétique naturaliste, le showrunner a la volonté de montrer la réalité d’une vie quotidienne que la société condamne au drame. Mais à la différence de The Wire, le manque d’humanité des personnages empêche le spectateur de s’investir pleinement, et la sensation que tout ira de mal en pis ne participe pas au suspense et entraîne le spectateur dans une noirceur sans espoir. D’autant que certains personnages, bien loin d’être contraints au malheur par le destin, ont parfois l’air de s’y jeter à force de choix peu judicieux, voire complètement aberrants. Bien évidemment, ces lignes étant écrites à mi-saison, la série a encore le temps de corriger le tir, mais malheureusement elle peut déjà faire fuir certains spectateurs. Tout cela est néanmoins très réaliste et parfaitement bien pensé, puisque l’esthétique participe au sens de la série. Elle n’est pas simplement un enregistrement du réel. Pleine de jumpcuts, de juxtapositions de différents points de vue de la même séquence, la série s’inscrit clairement dans une volonté de recréation du réel. American Crime a pour ambition de se servir de la fiction pour mieux reconstruire la vérité, à la fois des sentiments intimes et individuels mais également du fonctionnement des liens sociaux.
ABC, en ne la programmant pas de manière confidentielle, a donc fait un choix courageux qu’on ne peut que saluer. En espérant que les audiences décevantes n’empêcheront pas une saison 2 qui lui permettrait de corriger certains défauts, comme l’approfondissement des personnages (qui bénéficient déjà d’un casting cinq étoiles) au-delà de leur utilité didactique. Car le potentiel d’American Crime est énorme et la série a tous les moyens pour être à la hauteur de ses ambitions. Affaire à suivre donc (et fin de la saison 1 le 14 mai).
A chaque épisode, je suis dans les cordes, complètement KO. Le sujet est tellement casse-gueule, ils y vont pourtant à fond et ça reste précis profond et signifiant… respect !
Et bravo Sophie au passage ;o)
Je suis d’accord, et d’autant plus que c’est un énorme risque pour ABC… Merci ;-)