C’est l’année dernière que True Blood s’est achevée dans un mélange général de soulagement et de consternation. J’ai pour ma part toujours eu beaucoup d’indulgence voire de bienveillance pour la série et lui ai donc trouvé des qualités jusqu’au bout, comme on peut le voir dans l’article que j’ai consacré au dernier épisode. C’est principalement grâce à ses protagonistes et son univers unique que je n’ai jamais laissé tomber la série ; il y a toujours eu une scène, une idée pour m’empêcher de verser dans la vague de dénigrement ambiante. Evidemment, la série est pleine de défauts et je déplore amèrement, comme tout le monde, son cruel manque de cohérence interne. Aussi, j’ai été surprise et intriguée de voir qu’elle est l’objet d’une étude de Frédéric Bisson parue aux PUF : True Blood – Politique de la différence. Vu la tendance de la série à partir dans toutes les directions, à se perdre en chemin et à se contredire, est-il vraiment possible d’y déceler assez de sens pour fonder dessus un discours théorique rationnel ?

Eric Northman, très concentré dans sa lecture
Le livre étudie les sept saisons et s’inscrit avant tout dans le domaine des gender, racial et social studies. Comme l’indique le sous-titre Politique de la différence, il s’intéresse à la question politique, sociale et religieuse de l’intégration des « minorités » dans la « majorité » – c’est-à-dire à la manière dont peuvent coexister différentes catégories de population, dont certaines ont des valeurs et un mode de vie différents de la norme (morale, économique, sanitaire…) préétablie par le système dominant. Cette question sous-tend toute la série, et est même son point de départ : les vampires, grâce à la mise au point d’un sang synthétique qui suffit à leurs besoins nutritionnels, ont procédé à une Grande Révélation – soit à l’exposition médiatique de leur existence et de leur identité – et luttent désormais, d’une manière ou d’une autre, pour se faire accepter tels qu’ils sont par les êtres humains. C’est probablement ce sous-texte qui a donné envie à Alan Ball, auteur de la subtile Six Feet Under, d’adapter la saga de bit-lit La Communauté du Sud de Charlaine Harris.
L’écho aux luttes passées, présentes et futures des différents groupes opprimés est indéniable, et insuffle à la narration bon nombre de ses intrigues. Ainsi, les scénaristes se sont manifestement inspirés de types de militantismes réels pour dépeindre les différentes attitudes des vampires face à leur coming out (of the coffin). Les deux extrêmes idéologiques sont ainsi représentés. D’une part, le mainstreaming prôné par l’American League of Vampires et qui rappelle le parti de l’homonormativité dans le mouvement LGBT, c’est-à-dire la tentation de se fondre dans la masse et de correspondre autant que possible à la norme pour être accepté par celle-ci ; à l’opposé, on voit les démarches beaucoup plus violentes de Russell Edgington ou des membres du groupuscule Sanguinista, qui l’un dans une perspective anarchiste et les autres pour des raisons religieuses visent à l’asservissement de la race humaine… de la même manière qu’une certaine frange activiste justifie parfois un retournement de l’oppression davantage que sa disparition.
La cause des vampires semble résonner davantage avec la cause LGBT mais l’auteur rappelle que ce n’est pas un hasard si l’action se situe dans le Sud des États-Unis, qui est le contexte de nombreuses fictions vampiriques (Entretien avec un vampire en tête). La Louisiane est un État pauvre, délaissé, et l’absence ou l’impunité des autorités dans la série évoquent l’après-Katrina à la Nouvelle Orléans. Le passé esclavagiste de cet ancien État de la Confédération, vaincu lors de la Guerre de Sécession, est directement mentionné à travers le personnage de Bill qui l’a connu ; la tradition du racisme doit ainsi composer avec le multiculturalisme factuel de la région, encore accentué par l’apparition des autres races que constituent vampires, fées, loups-garous & co. Il s’agit ici vraiment d’autres races, et non d’ethnies ou de couleurs de peau, mais les discriminations dont elles sont victimes ressassent, dans toute leur horreur, celles dont ont été victimes toutes les populations opprimées de l’Histoire. Les milices anti-vampires rappelle cruellement le Ku-Klux-Klan, la Fellowship of the Sun toutes les communautés fanatiques et haineuses, et des camps de concentration sont mis en place dans la saison 6.
L’auteur développe par ailleurs une exhaustive réflexion sur des thèmes et motifs essentiels dans la série : le sang et le sexe. HBO est une chaîne qui ose, on le sait bien ; mais le gore et la débauche seraient ici bien moins gratuits qu’il n’y paraît, et c’est dans leur représentation pléthorique et frontale qu’il faut justement trouver du sens. Le sang coule à foison, mais il est toujours différent et doté d’une multitude de valeurs, de propriétés et de significations qui font apparaître en filigrane la question du SIDA, du métissage ou encore du sacrifice… L’omniprésence de scènes de sexe et de beaux acteurs dénudés peut, elle, donner à la série une image racoleuse, mais il faut reconnaître à True Blood un ton assez unique en la matière. Si elle n’a pas su sortir de certains clichés regrettables, elle n’en a pour autant pas moins repoussé les limites de la représentation en allant très loin dans son principe de pansexualité généralisée et réjouie, et en nous donnant à voir des pratiques inhabituelles dans la fiction populaire. La charge aussi sadique qu’érotique de la morsure du vampire est non seulement assumée, mais décomplexée dans la série ; elle renouvelle ainsi son sens.
La réflexion de Frédéric Bisson est très riche et fourmille de références aussi diverses que pertinentes, dont l’indispensable Histoire de la sexualité de Michel Foucault. Certains des complexes arguments du livre n’ont sûrement pas été consciemment inclus dans le scénario de True Blood, mais ils n’en revalorisent pas moins une série qui a toujours eu plus de fond que ce que l’excentricité de ses intrigues et l’impudeur de ses images laissaient présager. Si sa narration a souvent failli en se dispersant et en s’égarant, les thèmes et la représentation sont eux restés cohérents, et les discours parfois contradictoires ou problématiques ont tous fini par tendre vers un idéal de tolérance, la série s’achevant sur la validation de son « grand carnaval postmoderne » et la cohabitation paisible des personnages dans toute leur diversité : oui, Alan Ball savait ce qu’il faisait. Je regrette seulement que, comme son objet, le livre ait tendance à mélanger et accumuler les raisonnements passionnants mais qui ne s’articulent pas toujours logiquement. Ce qui ne l’empêche pas d’être une lecture indispensable pour tout fan de la série… et pour les déçus qui pourraient l’être un peu moins.
True Blood – Politique de la différence, Frédéric Bisson, PUF.