A la loupe : Sense8

Depuis Matrix, les Wachowski peinent à convaincre. Mais comme je fais partie de ceux qui ont aimé et même revu les trois heures de Cloud Atlasleur projet de série – conçu avec le créateur de Babylon 5 – était la nouveauté Netflix que j’attendais avec le plus d’impatience dans leur programme estival. Force est de constater que loin de m’avoir déçue, Sense8 a dépassé toutes mes espérances. Elle peut toutefois dérouter ceux qui s’attendaient à trouver un nouvel univers futuriste créé de toutes pièces, coutumier des deux réalisatrices. L’absence d’effets spéciaux particulièrement spectaculaires et de prouesses technologiques n’empêche cependant pas Sense8 d’être une série remarquable, dont la forme comme le fond renouvellent le genre de la science-fiction.

On commence sur les chapeaux de roue avec le pilote : Daryl Hannah se suicide sur un matelas et huit personnes, dans huit pays différents, se mettent à avoir des visions. Après cette introduction un peu confuse, et point faible peut-être de la série, les onze autres épisodes s’attachent avant tout à montrer l’intensification du lien entre les différents personnages. Leurs visions ne sont pas le fruit du hasard, iels sont connecté.e/s et doivent a priori échapper aux griffes d’un vieux barbu angoissant qui leur veut du mal. Mais en attendant, leur relation particulière, qui leur permet entre autres de partager réflexes et aptitudes physiques et mentales, leur sert surtout à régler les soucis plus ou moins cruciaux et urgents de leur vie quotidienne. De fait, la série adopte ainsi une structure atypique, qui prend à rebours les attentes du spectateur, quitte à le déstabiliser.

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On s’attend à des séquences d’initiation pour que les protagonistes découvrent et apprennent à utiliser leurs pouvoirs ? Cet apprentissage se fait de manière si fluide et intuitive qu’il en est presque trop facile. Certains personnages ne s’inquiètent même pas une seconde de l’état de leur santé mentale, et après deux épisodes seulement doutes et craintes ont déjà laissé place à une confiance absolue. Loin de paniquer à l’idée de voir des inconnus dans le miroir et de ressentir les émotions d’autrui, et plutôt que de devoir récapituler sans cesse ce qui leur arrive, iels s’habituent donc en un rien de temps à cette situation inhabituelle… Ce qui est finalement assez logique : les informations circulent instantanément et librement entre eux, ils sont toujours au courant de leurs ressentis et avancées mutuelles, surtout lorsqu’ils finissent par être confrontés à de véritables dangers. C’est contre toute attente un facteur de suspense : nul besoin de rappeler sans cesse les enjeux et de retarder le sentiment d’urgence, on est toujours, avec eux tous, dans le vif du sujet.

On s’inquiète d’autant plus intensément quand les ennuis arrivent que l’essentiel de la saison nous a servi à apprendre à connaître les personnages. Les longs dialogues sont bien plus nombreux que les scènes d’action trépidantes, même s’il y en a et même si elles tendent à se multiplier vers la fin ;  cette première saison tend donc à ressembler à une longue mais fascinante exposition, qui nous permet de découvrir les huit personnages (et quelques-uns de leurs acolytes) pour entrer nous-mêmes en empathie avec eux, faire partie de leur cluster. La lenteur des débuts et la structure inattendue sont donc un piège : comme on se préoccupe sincèrement de leur sort à tous, on est finalement bien plus stressé au moindre problème que si les courses-poursuites s’étaient enchaînées dès le début. Il devient difficile de savoir quel personnage on préfère, pour lequel on se ronge plus les sangs, et le casting est à ce propos très réussi. C’était indispensable pour que le concept fonctionne, or tous sont absolument charismatiques, aussi dignes d’attention et d’affection les uns que les autres, et on comprend d’autant mieux leur adhésion immédiate à un club aussi cool.

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Si la menace d’un mystérieux scientifique sert de traditionnelle impulsion à l’action, elle paraît pour le moment secondaire par rapport au message de la série. Sense8 est avant tout une ode à la diversité et l’enthousiaste matérialisation d’un fantasme de lisibilité et de compréhension absolues malgré les différences. Les grincheux qui n’ont jamais utilisé MSN ni connu l’intensité d’une conversation où fusent les wizz déplorent un problème de communication dans notre monde moderne, à l’ère des réseaux sociaux et du trop-plein d’interactions jugées superficielles ; ce qui est vrai, c’est que ce surplus d’échanges nous donne plus que jamais le sentiment d’une irréductible et cruelle incommunicabilité entre les êtres, celle-là même qui est ici gommée. Aucun problème de langage ou de compréhension, pas de querelle ni de condamnation quand on partage pleinement la conscience d’autres gens ; les personnages s’entraident sans hésiter, partagent leurs expériences, leurs talents, leur savoir… et s’en retrouvent aussi enrichis  qu’enchantés. La série esquisse un mouvement vers l’universel et le métaphysique avec le dévoilement des dénominateurs communs et séminaux que sont la naissance et le rapport aux parents. Mais sachant que les personnalités individuelles ne s’effacent pas pour autant et s’entremêlent au contraire harmonieusement, le discours peut se faire politique.

Les huit sensates sont en effet de différentes nationalités, couleurs de peaux, orientations sexuelles et identités de genre. Avec des femmes transsexuelles à l’écriture et réalisation, une autre au casting (Jamie Clayton), et San Francisco comme haut lieu de l’action, il est normal que la série soit au moins sensibilisée à diverses problématiques LGBT ; celles-ci sont intégrées au récit, entre question du coming-out et de la transphobie, pour souligner combien la bienveillance des personnages entre eux, face à l’intolérance de divers antagonistes, est une nécessité toute à leur avantage. Cet optimisme et cet engagement assumé passent dans la représentation, avec des protagonistes dénués de préjugés ou qui les abandonnent sans rechigner et une vision réjouie, égalitaire et ouverte d’esprit des rapports entre les êtres. Plus radicale que certaines de ses consœurs, Sense8 n’hésite pas à érotiser les corps masculins autant que ceux féminins, à montrer un pénis, des pratiques sexuelles rares à l’écran, des accouchements vus de face, un tampon ensanglanté* et une orgie pansexuelle. Le tout dans la joie et la bonne humeur, l’affection et la tendresse  : de partage à polyamour, il n’y a qu’un pas, aisément franchi par les personnages… Et quel spectateur rabat-joie pourrait les juger ? (Pas moi).

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Sense8 ne peut fonctionner que grâce à la qualité de sa mise en scène, d’autant plus soignée que, pour une fois, Netflix n’a pas investi tout son budget dans un casting prestigieux. Le fait qu’on n’ait aucun problème à visualiser et même ressentir un concept impossible, surnaturel et psychologique – donc difficile à saisir ou montrer – prouve à lui seul que la réalisation constitue un véritable tour de force. Sa fluidité et sa lisibilité sont au diapason de celles qui dirigent l’intrigue et relient les protagonistes. L’essentiel se joue dans le montage, dont tout l’intérêt est renouvelé parce qu’il est ici utilisé dans sa forme la plus pure et fondamentale, en tant que principe de rapprochement – il s’agit de coller des images qui ne se suivent naturellement pas, de monter ensemble ce qui est séparé, de jouer avec les limites du temps et de l’espace pour joindre ce qui est, normalement, incompatible. Les champs-contrechamps novateurs qui émaillent la série et qui montrent les acteurs interagir entre eux et avec leur environnement dans des lieux différents sont l’expression cinématographiques de cette bizarre sympathie ou empathie qui règne entre leurs personnages, et du message intrinsèque de la série. Il faut noter que c’est aussi une prouesse d’interprétation et de mixage audio, les séquences se déroulant sans accroc et sans incohérence visible.

Les Wachowski, avec tout le travail qu’a probablement exigé le développement de ce projet, n’ont pas oublié de s’amuser et s’exercent ainsi au pastiche. Le mélange des subjectivités s’exprime aussi de manière ludique dans le mélange des genres consacrés et des tonalités, entre telenovela, Bollywood, Nollywood, cop show, arts martiaux, drame et comédie. Les arcs narratifs jouent par ailleurs eux aussi sur les clichés, entre mariage arrangé en Inde, misogynie familiale en Corée et SIDA au Kenya. Ces stéréotypes sont cependant aussi de réels enjeux qui sont d’actualité dans les pays concernés, et sont donc vraiment intéressants… mais font parfois obstacle au développement de personnages multidimensionnels. Ce défaut va de pair avec le discours parfois trop premier degré, trop souligné, mais pas moins important et profond de la série. Au début surtout on peut trouver quelques lourdeurs, notamment dans des dialogues un peu trop explicatifs. Autant de légères imperfections qui tendent à disparaître au cours de la saison, et que la saison 2 corrigera certainement en approfondissant par exemple les personnages de Sun et Capheus.

Le symbolisme et les messages de Sense8 ne sont pas de ceux qui se dissimulent au fond d’un plan, mais de ceux qui apparaissent clairement et nous sont littéralement montrés, s’exposent au travers des séquences et de la bande-son. Oui, nos différences font notre force, et quand les personnages sont tristes, on entend Antony and the Johnsons, et quand ils luttent encore pour comprendre ce qui leur arrive mais commencent à l’accepter avec exaltation ils chantent What’s up des 4 Non Blondes – on a connu plus subtil, mais pourquoi bouder son plaisir ? Loin des silences, non-dits et regards en biais habituellement valorisés par les prestigieuses chaînes du câble, les personnages évoquent en long, en large et en travers leur enfance, leurs traumas, leurs ressentis… Mais pour une série qui s’attache justement à la psyché, aux émotions, quoi de plus normal ? Les Wachowski mêlent à la perfection SF et sensibilité, donc n’attendez plus pour espérer secrètement devenir sensate et rejoindre le cluster de Capheus, Sun, Riley, Will, Nomi, Kala, Wolfgang et Lito.

* : l’humour menstruel est-il la nouvelle marque de fabrique des Wachowski ? Cf. Jupiter Ascending.

5 réponses à “A la loupe : Sense8

  1. J’ai découvert par hasard cette série (au détour d’un article sur llociné, je crois) et j’avoue avoir pris une véritable claque. Il me reste deux épisodes à regarder mais je me dis déjà « vivement la saison 2 » !

  2. Merci pour l’article qui raconte bien cette tres bonne série !
    Je suis notamment tout à fait d’accord sur le faite que les 8 personnages sont tous très bien écrits et donc tres attachant ainsi que certains des personnages secondaires comme le père de Riley ou le petit ami de Lito rajoutant de l’attachement au personnage. La série est lente mais permet aussi de prendre du temps avec les personnages et j’ai hâte de voir la saison 2.

  3. J’ai découvert par hasard le teaser de la série, je l’ai lancé sans aucune attente, et très bonne surprise!
    J’ai regardé la série d’un seul trait, ça faisait longtemps qu’une série m’avait autant plu!
    Maintenant j’en parle autour de moi!

  4. Pingback: SENSE8 : L’épisode Spécial Noël, ça donne quoi ? | Séries Chéries·

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