Disons que j’arrive contre toute attente en enfer. Le diable, vêtu d’un costume indigo atrocement mal coupé, avec des épaulettes et une cravate en satin, me laisse le choix du supplice qui va m’être infligé : ne plus voir qu’un seul épisode de série en boucle jusqu’à la fin des temps, ou pouvoir parcourir comme je l’entends l’intégrale de Joséphine, Ange Gardien et des Experts (33 saisons en tout). Je n’hésite pas un instant, sais même déjà quel épisode je vais choisir, et ai d’ailleurs pris un peu d’avance sur ce visionnage-calvaire en regardant jadis tous les soirs l’enregistrement K7 que j’avais pu en faire sur Séries Club : je nomme « Once more with feeling », l’épisode musical de Buffy contre les vampires.
Attention, cet article va être plein de mon amour infini pour la série, ainsi que de quelques spoilers (mais en même temps, comment pouvez-vous continuer à vivre en n’ayant pas vu Buffy ?).
Toute série repose sur un équilibre entre répétition et variation, entre des éléments inamovibles qui constituent l’identité du show et d’autres qui varient d’un épisode à l’autre. Les épisodes que je préfère dans Buffy sont ceux qui jouent à changer ce qui, justement, devrait être invariable, en sachant que c’est toujours justifié dans le scénario (l’apanage des séries fantastiques). Groupe d’amis inséparables, lycée américain et incessants combats contre les forces du mal : dès ses débuts, la série a été fortement caractérisée, ce qui lui a paradoxalement assuré une plus grande liberté de variation. En effet, les scénaristes peuvent mieux se reposer sur l’instinct des spectateurs, qui ne perdent jamais de vue les intrigues et relations entre les personnages même quand celles-ci sont mises sens dessus dessous.
Ainsi, les éléments les plus intrinsèques du show sont souvent chamboulés dans des épisodes qui prennent la forme de propositions aussi ludiques qu’intéressantes : et si le personnage principal et éponyme n’était pas là ? Et si il ne s’agissait pas de Buffy ? Et si ses alliés indéfectibles devenaient ses ennemis, et vice-versa ? C’est le plus souvent la question de l’identité qui est soulevée. Personnalités, aptitudes et souvenirs sont à de nombreuses reprises remodelés par la magie, à cause d’un sortilège mal maîtrisé ou d’un démon mal intentionné. Mais parfois, c’est la forme même de l’épisode qui est remise en cause. Et si l’on abandonnait toute forme de narration linéaire ? Et si l’épisode était muet ?… Et si les personnages se mettaient à chanter ?
Au début de sa sixième saison, Buffy est déjà parvenue à maturité et s’apprête à la consommer avec aplomb. Au terme de conflits économiques avec The WB, la série est accueillie à bras ouverts par UPN, qui garantit la production de deux saisons complètes. Grâce à cette assurance, Joss Whedon et son équipe jouissent d’une certaine liberté et d’un budget accru. Par ailleurs et bien qu’elles soient toutes deux des chaînes orientées vers un public adolescent, UPN est moins regardante que The WB sur le sexe et la violence. L’occurrence d’un épisode comédie musicale – principe qui existe dans d’autres séries – peut ainsi paraître contradictoire : toutes ces chansons, pour paraphraser Dawn dans « What you feel », c’est léger et c’est fun ! Mais le fait d’écrire et produire un épisode musical n’est pas ici une simple récréation, pas plus que le moment d’errance d’une série en manque d’inspiration, et les morceaux comme les chorégraphies ne sont pas qu’un artifice permis par un budget plus confortable. Au contraire, jamais les scénaristes n’ont été plus en possession de leurs moyens, et Buffy est en plein renouvellement dans tous les sens du terme. Le personnage est mort et ressuscité, et son triste sort est à l’origine d’une désillusion généralisée ; la série ne peut pas être plus différente du high school show qu’elle était à ses débuts, et « Once more with feeling » s’inscrit parfaitement dans cette évolution.
Après avoir dû dire adieu à ceux dont elle tombe amoureuse, à sa maman et même à la possibilité de faire des études et d’avoir une vie heureuse, Buffy s’est encore plus radicalement sacrifiée en fin de saison 5 pour préserver sa sœur, et si la série n’avait pas été récupérée par UPN elle se serait achevée sur sa mort et le chagrin de ses proches. Le désarroi les poursuit au début de la saison 6 alors qu’ils sont peu à peu débordés par les attaques de vampires. Willow ne peut se résigner au décès de son amie la Tueuse, et la fait revivre grâce à une incantation : après quelques péripéties, alleluia, enfin, Buffy est de retour. Tout le monde est content et la vie pourrait reprendre son cours… mais Dawn n’arrête pas de faire n’importe quoi, et trois crétins causent quelques ennuis à la bande, et Buffy ne trouve pas de travail. En fait, comme on l’apprend dans la chanson qui ouvre l’épisode, elle n’est pas au top de sa forme et elle connaît une crise de confiance en même temps que tous ses amis. Ils expriment ainsi tous leurs doutes individuellement dans leurs chansons respectives : Xander et Anya redoutent leur mariage, la relation de Tara et Willow connaît des remous, et Giles se sent de trop. Même ce groupe d’amis n’est plus aussi soudé qu’auparavant, et voilà qu’en prime ils chantent malgré eux leurs rancœurs et leurs sentiments. Dawn a bien sûr attiré – sans faire exprès – Sweet le démon du groove à Sunnydale, ce qui est plutôt sympa si l’on rêve secrètement de vivre dans un épisode de Glee. Mais l’effet secondaire, en plus de provoquer l’irritation de ses proches, est que l’on risque l’auto-combustion à force de trop danser. D’où, a priori : drama, Dawn en danger, sauvetage, confrontation, résolution.
Dans le cas des remue-ménages narratifs pratiqués dans la série, l’objectif est toujours le retour à la normale. Les personnages doivent reconquérir leurs identités, ré(é)tablir leurs relations, retrouver leurs repères. Ici, normalement, il s’agit d’arrêter de chanter, se réconcilier et, de manière plus méta, la série doit redevenir une série non-musicale. Mais la distorsion d’une caractéristique importante de la série, l’introduction de la musique comme expression des sentiments et nouveau moyen de communication a permis de déplacer la dynamique des intrigues et d’en révéler de nouveaux enjeux. Ceux-ci sont de taille et ont une influence sur toute la saison : à savoir, une scission plus importante que prévu dans le Scooby Gang, la dépression de Buffy qui aurait préféré ne pas ressusciter, et le début de sa relation accidentée avec Spike. Parce qu’il s’agit de Buffy, tous ces développements importants sont en gestation depuis relativement longtemps, mais ils apparaissent d’autant plus naturellement en conclusion de cet épisode inhabituel. Pendant que les principes fondamentaux de la série étaient momentanément bouleversés, les cartes ont été redistribuées et imperceptiblement, c’est la série qui est devenue plus adulte.
Il faut noter qu’en plus de fournir cet exploit « Once more with feeling » est un très bon épisode de Buffy, et que malgré ses moments émouvants c’est avant tout un délice pour le spectateur. L’humour y est omniprésent et il parodie tout en rendant hommage aux codes des comédies musicales classiques, en particulier lors du duo de Xander et Anya qui font des claquettes en chaussons, mais aussi lorsque Dawn est kidnappée avant de pouvoir chanter ou avec les fameuses chansons du quotidien de Sunnydale. « Ils sont venus à bout de la moutarde », « Je ne pouvais pas me garer »… Est-ce que Joss Whedon a voulu faire référence à Jacques Demy ?
Tout épisode musical a un statut à part parce qu’il montre les acteurs comme on n’a pas l’habitude de les voir, et change ainsi de la perception habituelle du personnage en y insufflant une dimension du réel : on découvre qu’Alyson Hannigan ne sait pas chanter (pas de chance, elle a dû recommencer l’exercice – ou plutôt le non-exercice – dans How I Met Your Mother), Anya et Tara affichent au contraire un talent certain, et James Marsters comme Anthony Head nous rappellent qu’ils sont chanteurs avant d’être Spike et Giles. La bande-son est vraiment réussie, et je suis sûre que je ne suis pas la seule qui connait tous les morceaux par cœur et les entonne quand je les ai dans la tête les réécoute régulièrement. Alors, prêts à aller dans le royaume de Sweet pour regarder l’épisode en boucle ?
Tracklist :
Going through the motions
I’ve got a theory
Under your spell
I’ll never tell
Rest in Peace
What you feel
Standing
Walk through the fire
Where do we go from here ?
A l’époque où je l’ai vu je devais avoir 13 ou 14 ans. Bref j’étais jeune et je l’ai détesté : trop gnangnan, je n’avais certainement pas compris toute la subtilité du projet. L’âge+le fait de l’avoir vu en français a certainement joué. Si je me replongeais dans la série aujourd’hui avec un regard neuf (pas un regard de fan en admiration), je pense que ma vision serait différente. En tout cas, après les 3 premières saisons (dans l’ordre) la saison 6 est ma préférée. Elle est effectivement plus noire et plus adulte mais les enjeux sont de taille. Et que dire de Spike et Buffy ?!
J’ai adoré cet épisode! j’avais le CD et je connais effectivement toutes les chansons! Pour moi, c’était vraiment un renouveau dans la série qui à mon goût commençait un peu à s’essoufler!