Série Series est toujours à l’honneur sur Séries Chéries et aujourd’hui, il est temps de revenir sur une masterclass fort instructive survenue la semaine dernière. Au programme, spécificités du métier de showrunner, challenges et contraintes de la création en France à travers la parole du créateur du Bureau des Légendes sur Canal +, Eric Rochant.
Une vision de la série TV en plein changement
Eric Rochant est avant tout un réalisateur de cinéma. Auteur d’œuvres tels que Les Patriotes, Un monde sans pitié ou encore Möbius, Rochant a su se faire une place dans le paysage du cinéma français autour de films parlant de notre monde et des conflits qui l’agitent. Le cinéma aurait pu rester son exclusif moyen d’expression, pourtant le voici aujourd’hui investi dans le monde de la série. Pourquoi ? Pour qui ? Peut-être parce qu’une certaine vision de la série TV est en train de changer.
Eric Rochant ne le cache pas, sa vision du monde des séries n’a pas toujours été au beau fixe. Trop souvent réduites aux Navarro de papa et autres Sous le Soleil, les séries françaises n’ont pas toujours été perçues comme un support de créations originales mais plutôt comme un sous-cinéma peu qualitatif et au demeurant très (trop) limité. Au point même de percevoir comme une honte le fait de travailler à la télévision ? Rochant n’en fait pas mystère : lorsqu’il s’est pour la première fois essayé à la série en écrivant et réalisant la deuxième saison de Mafiosa, il y est allé avec une certaine légèreté si ce n’est « un certain sentiment de supériorité ». Si travailler sur cette série deviendra un acte de conversion pour Rochant c’est aussi et surtout la découverte de séries pas tout à fait comme les autres qui allaient totalement bouleverser sa perception de ce média ainsi que celle de toute une communauté de cinéphiles.
Pour Eric Rochant, c’est l’apparition de séries dites « d’auteur » portées par des créateurs/showrunners de talents qui a permis au médium série de sortir de l’ombre envahissante du cinéma. Avec The Wire sur HBO, David Simon a prouvé qu’une série peut faire preuve de tout autant d’audace qu’un film si ce n’est même plus. Par l’organisation de son récit autour d’un temps long, The Wire a montré que l’on pouvait désormais raconter une histoire sérielle avec plusieurs héros aussi importants et développés les uns que les autres ; plus encore, c’est la capacité de créer un univers beaucoup plus profond que celui d’un film qui apparaît. La série n’est plus un divertissement mais un support de création tout aussi intéressant pour les cinéastes que le long-métrage. Un support auquel les créateurs peuvent insuffler toute leur ambition en bénéficiant au passage d’une plus grande liberté pour approfondir les enjeux qu’ils souhaitent aborder.
La série, une autre manière de raconter
La première grande différence entre cinéma et série est une différence de format narratif. Là où un long-métrage ne dispose que de deux à trois heures pour développer son intrigue, la série offre un temps beaucoup plus long avec une construction par épisode voire, dans le meilleur des cas, avec une évolution des enjeux prévue par saison – donc par année. Si les possibilités de récits offertes aux créateurs apparaissent bien plus vastes, l’auteur se retrouve devant un challenge d’écriture totalement différent. On n’écrit pas de la même manière pour une série au long cours que pour un long-métrage. Les enjeux de création se déplacent, plus qu’une histoire c’est tout un univers auquel il faut donner vie.
La gestion du récit au long cours, c’est aussi assumer de laisser du temps au temps. C’est le luxe de pouvoir aborder les enjeux les plus ténus, les plus infimes en s’accordant le temps de pouvoir les développer au fil du temps, par petites touches. Dans Mad Men par exemple, la série surprend parce que l’on peut avoir l’impression qu’il ne se passe rien dans certains épisodes. Pourtant, derrière cette apparence, ce sont de petits détails qui auront permis de faire progresser un personnage ou de faire avancer les conflits. En utilisant cet exemple, Eric Rochant parle de « luxe narratif » offert aux créateurs. Par rapport au long-métrage, c’est un espace de liberté considérable qui s’offre aux auteurs. « La série accorde le temps d’être subtil pour aborder les enjeux importants ».
Organisation du travail et production, un challenge à relever
Lorsqu’Eric Rochant s’est essayé à la série TV avec Mafiosa, il n’avait encore que peu conscience des particularités de production que pose ce type de création. Engagé comme auteur et réalisateur d’une saison complète, il devait être le maître d’œuvre d’une création contrôlée à chaque étape. Voilà qui ressemble furieusement à la définition d’un showrunner. Baptême du feu de la série pour Eric Rochant, cette expérience lui a permis de découvrir les erreurs à ne surtout pas commettre et les défis en termes d’écriture et de production posés par une série moderne et ambitieuse.
Le constat va de soi, écrire les 8 ou 10 épisodes d’une saison entière paraît être un défi monumental en termes de temps quand on ne délègue pas le travail. Pour appréhender au mieux ce problème, c’est tout simplement aux Etats-Unis qu’Eric Rochant a été puiser son inspiration, et plus particulièrement chez Todd A. Kessler, créateur de Damages ou plus récemment de Bloodline. La méthode reprise et mise en place sur la création du Bureau des Légendes repose sur une logique d’atelier. Le showrunner n’est plus le seul et unique auteur mais davantage un chef d’équipe organisant l’écriture par étapes, confiée à des scénaristes travaillant sous sa supervision – en l’occurrence un scénariste confirmé associé avec un junior. Cela n’a peut-être l’air de rien mais il s’agit d’un changement des habitudes en France où la figure du showrunner peine encore à exister. Ni seul scénariste, ni seul réalisateur, le showrunner prend ici la même définition que dans les productions US, celui d’un créateur superviseur, garant de l’intégrité scénaristique et stylistique d’une œuvre. Eric Rochant se définit ainsi sur le Bureau des Légendes comme le garant de l’esprit du projet, le maître d’œuvre organisant le travail sans jamais perdre de vue le tableau d’ensemble, un chef d’orchestre qui donne la direction à suivre à tout moment.
Pour Eric Rochant, le rôle du showrunner ne s’arrête pas à l’écriture. Réalisateur avant tout, il se doit aussi de maîtriser la réalisation de la série. L’erreur qu’il avait commise sur Mafiosa en prenant en charge la réalisation de tous les épisodes lui a permis de prendre conscience que cette étape doit aussi être pensée dans une logique d’atelier si ce n’est même d’entreprise avec la délégation de chaque épisode à un réalisateur particulier. Le défi de la série repose sur la gestion du temps. Il faut travailler vite, très vite même, trois ou quatre fois plus vite que pour un long-métrage de cinéma. Le challenge n’est pas qu’une question de moyens mais de livrables. Ce n’est pas le manque de budget qui fait que l’on ne peut bénéficier du même confort, c’est la contrainte de devoir créer vite pour diffuser vite. Le temps est compté, toute la production ne vise qu’à ce but, rentrer absolument dans les délais. Cette contrainte a une influence sur la manière de réaliser elle-même. En série, on ne peut pas se permettre de chercher son plan ou son intention sur le plateau de tournage. L’improvisation ne peut pas exister, tout doit être prévu et maîtrisé ; si l’on cherche, doute ou hésite, alors on devra obligatoirement abandonner des choses, des idées que l’on avait prévues et que l’on ne pourra mener à bien. Il en résulte une certaine forme de sacrifice qui est presque inhérente à cette forme de production mais que l’on doit accepter et assumer à tout prix, sous peine de devoir abandonner des pans essentiels de son intrigue.
L’organisation du travail choisie pour Le Bureau des Légendes repose sur la séparation par épisode. Chaque épisode est réalisé par un réalisateur différent, le tout sous la houlette d’Eric Rochant. En guise de cahier des charges stylistique, Rochant a lui-même réalisé le premier épisode en se laissant le temps de le monter puis de le montrer aux autres réalisateurs pour fixer la ligne globale de création à suivre par tous. Cette opération a permis de réduire considérablement le temps de tournage de la saison, l’une des principales difficultés rencontrées par les séries Canal jusqu’à présent.
L’enjeu de la diffusion peut se révéler tout aussi important que les enjeux narratifs de chaque épisode lorsque l’on prend en compte le système de la saison. Selon Rochant, une série c’est aussi une attente, le temps entre deux saisons, l’impatience des spectateurs désireux d’apprendre ce qui va se passer dans la suite du récit. Ce mécanisme fait partie intégrante de la sériephilie en créant le phénomène de manque, qui nous rend accros à nos séries préférées. Si Canal + rencontre une difficulté sur ses séries originales, c’est bien celle de la gestion de ce manque. Attendre deux voire trois ans entre deux saisons comme ce fut le cas pour Les Revenants ne peut plus marcher. Ce n’est plus le manque qu’il faut alors gérer mais l’oubli. Selon Rochant, Canal a jusqu’à présent assumé cet état de fait en considérant qu’une série d’auteur devait prendre le temps et ne pouvait avoir une saison tous les ans. Pourtant, avec Le Bureau des Légendes, une nouvelle méthode émerge. Deviendra-t-elle la norme ?