Parfois, il y en a marre des sitcoms, des gags, des répliques ; du comique de mœurs, du comique de situation, du comique de caractère ; et surtout, marre des rires enregistrés. La télévision sert-elle seulement à nous divertir et nous distraire ? Les séries ne peuvent-elles pas nous ramener à notre pauvre condition d’êtres mortels, qui mènent des vies absurdes dans un monde ingrat ?
Eh bien, si ! (Mais pas sur les networks). La preuve avec Mad Men, The Walking Dead et The Wire.
Sad Men
Entre libération sexuelle et drogues récréatives, les années soixante ont aujourd’hui l’air d’une décennie super cool… Mais Don Draper et ses comparses ne semblent pas avoir reçu le mémo. Au cours des sept saisons, les personnages trouvent rarement la joie de vivre, et celle-ci ne dure jamais longtemps. Si la série dépeint brillamment les inégalités sociales, question bonheur, tous sont égaux : hommes, femmes, noirs, blancs, la déprime est collective.
La détresse des différents protagonistes est autant liée à leurs propres caractères et vécus qu’au contexte historique dans lequel ils évoluent ; ce dernier est en effet décisif dans leurs vies professionnelles et affectives. Femmes et personnes racisées, évidemment, souffrent de leur statut dans une Amérique injuste. Même si les choses changent peu à peu à mesure que les soulèvements et revendications se multiplient hors champ, c’est souvent au prix de nombreux affronts et sacrifices : Joan, Peggy ou encore Megan en font l’amère expérience. Leur travail n’est jamais reconnu à sa juste valeur, et leurs relations amoureuses sont émaillées de déceptions, trahisons et autres frustrations. Pendant que celles-ci s’émancipent avec plus ou moins de succès, Betty reste coincée dans un rôle qui ne lui convient manifestement pas, et semble de fait être toujours insatisfaite.
Par ailleurs, au vu du sort réservé aux quelques personnages noirs ou homosexuels de la série, elles ne sont pas les plus à plaindre.
Et les hommes, alors ? Riches WASP, ils constituent une classe dominante et favorisée, et devraient donc connaître moins de difficultés dans leur vie quotidienne. Si Don est complètement névrosé, c’est avant tout parce qu’il souffre d’un passé un peu lourd à porter ; orphelin, son enfance a été perturbée par les maltraitances et le comportement inapproprié des adultes de son entourage. Mais finalement, dès les années soixante, le patriarcat n’est plus ce qu’il était. Il ne suffit apparemment pas de tripoter des secrétaires et boire du whisky pour trouver le bonheur – il serait temps que Roger s’en rende compte – mais cela contribue au contraire à déprimer les publicitaires. Ceux-ci peinent à trouver un sens à leur vie ; leurs infidélités, leurs ivresses ou leurs erreurs les aliènent inexorablement, et ils ne peuvent trouver aucun réconfort ni dans la cellule familiale, souvent brisée, ni dans le couple, qui bat toujours de l’aile. Quand en plus la phallocratie est remise en cause par divers mouvements politiques, culturels et sociaux, il leur faut réaliser qu’ils sont potentiellement sur le déclin : non seulement les hommes vieillissent, mais un jour ils ne seront plus, peut-être, tout en haut de la chaîne alimentaire. Don et ses collègues n’en sont pas pleinement conscients, mais ce phénomène suscite déjà chez eux quelques peurs et ressentiments. D’ailleurs, la tragédie de Pete Campbell, c’est qu’il n’a pas pu jouir impunément de tous les privilèges qu’on lui avait promis et qu’il considérait comme un dû.
Matthew Weiner démontre dans Mad Men que les Swinging Sixties n’ont en réalité pas été si agréables à vivre, en tout cas… pas beaucoup plus que notre époque.
Des zombies et des hommes
Rick Grimes a de sérieuses raisons de déprimer. Il se fait tirer dessus et tombe dans le coma, ce qui est déjà une expérience désagréable. Quand il se réveille entouré de créatures agressives et à moitié pourries, sans savoir où sont partis sa femme et son fils, il a toutes les raisons de paniquer… Mais ce n’est que le début de ses mésaventures.
L’apocalypse zombie, on connaît. On a tous vu au moins un ou deux films du genre, que ce soit un classique de Romero ou un édulcoré avec Brad Pitt. Mais la différence dans The Walking Dead, c’est que la situation s’éternise, et que l’on y assiste, semaine après semaine, année après année – c’est, après tout, le principe d’une série. Bien entendu, celle-ci n’est pas du tout dénuée de suspense, et chaque saison vient avec son lot d’angoisses et de sueurs froides ; on sursaute, on retient sa respiration et, dans mon cas, on pousse parfois des glapissements ridicules (je suis une personne sensible). Mais surtout, on s’attache au petit groupe de rescapés mené par Rick, et on s’habitue à devoir porter le deuil d’un personnage assez régulièrement (si vous comptez porter plainte pour spoiler*, souvenez-vous : il s’agit d’une série avec des zombies). Avec eux, on comprend l’absurdité de la situation, et son caractère inéluctable.
C’est selon moi la grande qualité d’une série qui n’est par ailleurs pas exempte de défauts : réussir, par la durée, à faire ressentir au spectateur le désespoir sourd de ces survivants condamnés à mort. Avec eux, on erre à travers la Géorgie désolée, d’un lieu plus ou moins sûr à un autre, à la recherche de vivres et de munitions. Il faut se battre, souvent, et pas seulement contre des zombies, mais aussi contre des êtres humains que le contexte a rendus féroces. La seule victoire est de survivre un jour de plus, le seul espoir est de passer quelques heures, quelques jours peut-être, dans une tranquillité relative. Toujours, en arrière-plan, quelques zombies parsèment le paysage bucolique ; ils sont loin ou derrière des grillages, mais ils sont là, et ils peuvent surgir quand vous ne vous y attendez plus pour arracher la carotide de votre maman / votre fiancé / votre banquier (rayer la mention inutile). Les secours ? Quels secours ? La situation est sans issue et à mesure que le temps passe, les rencontres humaines se font toujours plus cruelles et dangereuses. Quand la bande de Rick trouve un véritable refuge, celui-ci finit par s’écrouler comme un château de cartes, en emportant la vie de quelques-uns au passage.
Le spectateur, devant The Walking Dead, s’interroge : et si j’étais avec eux ? Bien sûr, il est peu probable que notre monde soit un jour infesté de zombies, mais en cas de catastrophe ou de grave épidémie, nous serions presque autant démunis. Dès lors, comment conserver toute son humanité sans pour autant céder au désespoir le plus total ? Rick Grimes ne sait toujours pas répondre à cette question.
Way Down in the Hole
À Baltimore, il y a des trafiquants de drogue. Ceux qui la fabriquent, ceux qui la transportent, ceux qui la divisent en milliers de doses, ceux qui la vendent aux coins des rues et dans les cages d’escaliers, ceux qui comptent les billets… Et ceux qui commandent sans avoir l’air d’y toucher. À Baltimore, il y a aussi des policiers. Ceux qui restent à leur bureau, ceux qui font la circulation, ceux qui sont sur le terrain, undercover, ceux qui enquêtent sans relâche. Et tout autour d’eux, il y a une ville et ses habitants, dont certains se droguent ; il y a des dockers, des enfants, des journalistes et des politiciens. Tout ce petit monde, on le retrouve dans The Wire.
Le ton de la série est réaliste et ne pouvait être que grave. Baltimore souffre réellement des conséquences d’un trafic de drogues de grande ampleur dans ses quartiers les plus pauvres. David Simon, ancien journaliste, a longuement étudié la question pour la présenter de manière non seulement crédible, mais véridique. Certains acteurs connaissent réellement le milieu dépeint dans la série ; c’est le cas de Michael K. Williams et Felicia Pearson, qui interprètent Omar et Snoop.
Mais, plus encore que son réalisme, c’est l’écriture de la série qui parvient à la rendre déchirante. Le spectateur est happé dans un récit complexe par le biais d’enquêtes policières, c’est-à-dire quelque chose de traditionnel dans les séries, mais sous une forme nouvelle. On suit les destins des différents protagonistes tout au long de cinq saisons, sans qu’ils soient toujours présents ; ils disparaissent et réapparaissent au détour des différentes investigations et intrigues. Tout est lié, d’une manière ou d’une autre ; les effets de miroirs et d’échos se multiplient, et la narration adopte d’ailleurs une structure en forme de boucle que l’on ne distingue qu’après avoir fini de regarder le dernier épisode. Cela permet de souligner l’éternel recommencement qu’est la guerre contre la drogue, et le spectateur réalise avec amertume combien ce combat est vain, inadapté, voué à l’échec. Il faut là encore dire adieu à certains personnages : tout le monde ne peut pas survivre au « jeu » de la rue, tout aussi difficile et meurtrier que celui du trône de Westeros. La saison 4 a été la plus dure pour mon coeur fragile : elle s’attache à montrer comment, dès le plus jeune âge, on peut rentrer dans le fatal engrenage du trafic et de la délinquance, tout en mettant dos à dos les failles du système éducatif américain et les parents qui manquent à leurs devoirs les plus élémentaires. Les personnages dont on suit le parcours dans cette saison ont moins de quinze ans ; on souhaite par dessus tout qu’ils s’en sortent, qu’ils aillent à l’école pour apprendre dans la joie, qu’ils mènent une enfance et une adolescence heureuses, et on voudrait même leur faire des cookies et leur pincer la joue. On se souvient alors de trafiquants pas beaucoup plus âgés, de ceux qui sont même devenus meurtriers, hommes de main toujours armés, de ceux qui sont en prison et de ceux qui ont été tués, et on ressent encore plus durement combien ces vies ont été gâchées.
Puis on se rappelle que cette tragédie extrêmement bien écrite et nuancée, avec ses rebondissements et ses gags, n’est que le reflet d’une réalité bien plus dure encore. Là, c’est le véritable crève-coeur.
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Je vous entends marmonner, les sourcils froncés : « Il est nul cet article, il ne cite même pas Six Feet Under ! ». En effet, vous aurez bientôt droit à une nouvelle sélection de séries déprimantes… Donc n’abusez pas trop sur le Valium en attendant !
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