Sachant que la télévision américaine est un univers impitoyable, j’évite d’habitude de suivre les nouveautés de la rentrée et attends qu’une série soit renouvelée -ou du moins que sa saison soit terminée- pour la regarder. Mais j’ai un faible pour Cristin Milioti et Ben Feldman et mon planning hebdomadaire manquait de niaiserie depuis l’arrêt de How I Met Your Mother, donc je suis tombée dans le piège et sous le charme de A to Z… Qui vient, a priori, d’être annulée par NBC.
En tant que spectateurs, l’annulation d’une série que l’on apprécie est vécue comme une déception ou une injustice. Les séries sont les œuvres les plus soumises à des aléas économiques, et la prépondérance des audiences dans la décision de laisser survivre un show semble aussi arbitraire que le système de condamnation des gladiateurs dans la Rome antique. La qualité n’a rien à voir avec le nombre de saisons, la franchise des Experts en est le meilleur exemple, et dans le cas d’une annulation précoce, la série n’a même pas le temps d’exprimer tout son potentiel. Si, de notre côté de l’écran, on vit mal l’arrêt d’un programme, alors que doit ressentir le créateur du projet en question ?
Ken Levine, qui a travaillé sur M.A.S.H., Frasier ou encore Cheers, nous permet de découvrir l’envers du décor sur son blog dans un article nommé « What happens when your new show is in trouble » (Ce qui arrive quand votre nouveau projet est en danger).

Ben Feldman se demande s’il a bien fait de quitter Mad Men pour A to Z…
Traduction :
« […] Tout allait si bien au début. Vous vous êtes rendu à New York pour les upfronts. Les fêtes sont somptueuses, le président de la chaîne vante votre projet comme le prochain hit, vous trinquez avec vos acteurs : tout n’est qu’amour.
Après, vous vous mettez au travail. La chaîne qui vous a encensé remet désormais en question chacune de vos décisions. Des arcs narratifs et développements de l’intrigue sont rejetés. Vos brouillons vous reviennent avec des commentaires interminables. Vous devez virer un de ces acteurs avec qui vous avez trinqué parce qu’il ne plaît pas à la chaîne. La production commence et les commentaires se multiplient. L’avis de la chaîne compte maintenant pour tous les choix de casting et de montage. Vous commencez à accumuler du retard. Vous vous rendez compte que vous avez gâché plusieurs semaines de pré-production à écrire un arc qui a été refusé. Vous avez gâché plus de temps encore à attendre les retours de la chaîne sur les intrigues et scénarios que vous lui avez envoyés. Mais l’équipe de tournage et la distribution sont toujours relativement contents. Tout le monde s’apprécie. La situation est excitante, l’espoir de voir la série devenir un hit subsiste, et tout le monde a un emploi stable – du moins pour le moment. On voit des pubs à la télé, dans les magazines, l’un des acteurs passe chez Conan O’Brien. Tout va bien.
Puis les critiques sortent. Vous vous concentrez sur les bonnes, mais les acteurs se concentrent sur les mauvaises. Ils perdent confiance et vous devez les rassurer. Pendant ce temps, la chaîne s’inquiète et décide que c’est la direction de la série qui pose problème. Des scénarios qui avaient été approuvés sont rejetés. Là, vous avez vraiment du mal – vous essayez de faire des changements en cours de route, en vous reposant sur l’avis des producteurs.
Le pilote est diffusé. Les chiffres d’audience sont décevants. Vous cherchez un élément positif, n’importe lequel : la troisième place à Houston, les enregistrements devraient vous faire entrer dans le top 10. Mais ceux-ci sont décevants eux aussi. Les acteurs, de manière compréhensible, paniquent. Vous passez beaucoup de temps sur les plateaux à gérer des crises. Mais vous manquez déjà de temps, il faut reprendre à zéro sur les scénarios. Tout le temps que vous aviez pour voir venir s’est évaporé inutilement, à travailler sur des scénarios qui sont refusés. Vous travaillez 24h sur 24, 7 jours sur 7, vous n’avez pas pris de repos depuis août, pas mangé correctement depuis juillet, et pas eu une bonne nuit de sommeil depuis juin. Mais c’est seulement la première semaine. Les choses peuvent changer. Peut-être. Sûrement.
Deuxième semaine : les audiences baissent, même à Houston. Malgré tout, bonne nouvelle, vous commencez à reprendre la main sur la série. Le problème, c’est qu’il y a déjà six épisodes de prêts avant que d’autres de meilleure qualité soient diffusés. Si ils sont diffusés. Vous cherchez désespérément un élément positif. Le tweet d’un inconnu, le compliment de la cousine de votre mère. A l’origine, vous espériez que les critiques disent « génial », maintenant vous vous contenteriez bien de « prometteur ».
Vous mouriez d’impatience de voir votre série être diffusée. Maintenant vous le craignez. Chaque nouvel épisode pourrait signer votre arrêt de mort. Vous vivez un pur cauchemar, et il devient évident que votre série n’a pas d’avenir, mais il faut bien continuer de travailler. Il faut continuer d’écrire jusqu’à quatre heures du matin, de rassurer les acteurs, de faire passer un casting pour une caissière que la chaîne n’a pas validée. Un réalisateur qui devait venir le mois prochain veut quitter le projet parce qu’il a l’opportunité de travailler sur une série qui a des audiences correctes. La production insiste pour que vous retourniez une scène. Votre actrice principale, censée animer un défilé pour la chaîne, vient d’être remerciée et refuse de sortir de sa caravane. La lecture du scénario du prochain épisode est un fiasco. La distribution déteste la nouvelle direction de la série. Il faut réécrire tout un épisode dont on sait qu’il ne sera jamais diffusé.
Et là – enfin – le fameux coup de téléphone (ou, aujourd’hui, le SMS). La série a été annulée. Comment décrire cette sensation ? C’est comme sauter d’un avion, quand on s’approche à toute vitesse de la terre, et tout d’un coup le parachute s’ouvre. Whooosh ! Aaah ! Vous flottez, en paix. […] »

Les acteurs d‘Agents of SHIELD se préparent-ils au crash ?
Comme on le voit dans ce récit, les showrunners* sont à la merci de la chaîne, et la référence constante aux commentaires et décisions de la production rappelle une époque pourtant révolue : celle du Motion Picture Production Code, ou Code Hays, ensemble de règles de censure qui ont été appliquées aux films hollywoodiens entre les années 30 et 60. Le tabou et la censure subsistent aussi dans la communication des chaînes, qui annoncent rarement avec franchise le statut d’une série : le mot « cancelled » n’est utilisé que par la presse, et n’est en réalité qu’une supposition faite à partir d’annonces elliptiques et de litotes (« Pour le moment on va en rester à 13 épisodes »). Une déprogrammation est l’indice le plus sûr, mais ce n’est que lorsque les contrats des acteurs prennent fin qu’il est possible d’affirmer avec certitude qu’une série a été passée à la trappe (même si on n’est jamais à l’abri d’un reboot, à l’image d’Heroes, ou d’un retour inespéré, comme pour Twin Peaks). Les producteurs ont les pleins pouvoirs et droit de regard absolu sur une œuvre, ce qui explique de nombreuses situations absurdes en termes créatifs comme le départ de Dan Harmon pour une saison de Community – dont il est le créateur et l’âme – ou l’interdiction du mot fuck, pourtant attendu, dans le dernier épisode de la saison 4 de The Walking Dead. L’exemple emblématique est celui de Firefly, annulée prématurément par la Fox au terme d’une programmation chaotique : son pilote originel a été scindé en deux parties qui n’ont pas été diffusées à la suite l’une de l’autre, et l’ordre de ses épisodes n’a pas été respecté.
De fait, la dimension artistique d’une série, sa conception, son écriture, son esthétique sont particulièrement dominées par les contingences pratiques et considérations économiques qui président à toute création, et ce surtout à ses débuts. C’est la conséquence directe de la toute-puissance des chiffres d’audience : il faut à tout prix que la recette fonctionne le plus vite possible, quitte à ce que la série change d’identité ou, comme le dit Ken Levine, de « direction » ; en cas d’échec , une série peut changer d’horaire, ou être annulée au bout d’un ou quelques épisodes. C’est pourquoi chaque année voit son lot de séries avortées et de saisons incomplètes, de récits amputés à vif et de chômages techniques.

Et son lot de photos déprimantes du casting qui vient d’apprendre la nouvelle. (Source : instagram de Ben Feldman)
Cependant, ce système traditionnel et le principe même d’une annulation précoce sont remis en cause par les nouveaux modes de diffusion et de production qui ont émergé ces dernières années, en particulier le raccourcissement des saisons et, par extension, des périodes de tournage. Selon leurs habitudes bien rodées, les networks commandent d’abord des pilotes que les producteurs voient avant de décider du tournage d’autres épisodes ; en cas de mauvais pressentiment, une série peut ainsi être annulée avant même d’être diffusée. Cette pratique existe aussi sur les chaînes câblées, mais celles-ci, une fois qu’elles ont validé un projet, diffusent la totalité des épisodes produits parce qu’elles sont moins soumises aux impératifs de l’audimat, et ont par ailleurs moins d’argent à « gâcher » sur des projets avortés : ainsi, les séries HBO ou AMC sont rarement amputées, et l’annulation survient entre deux saisons. Par ailleurs, la période de production des shows de network s’étend sur plusieurs mois, et le tournage n’a le plus souvent que quelques semaines d’avance sur la programmation effective, tandis que, pour le câble, il est plus près d’être achevé lors de la diffusion de la série.
Les considérations de programmation et de tournage changent évidemment pour la vidéo à la demande. Depuis 2013, Amazon, dans une démarche démocratique, propose aux spectateurs de choisir les pilotes pour lesquels toute une saison sera commandée. Surtout, les séries Netflix sont mises à la disposition des spectateurs saison par saison : ainsi, pas de pilote orphelin, et pas d’arrêt prématuré. La popularisation de ce système nous garantira-t-elle de ne plus avoir le cœur brisé, et assurera-t-elle à chaque créateur de série de mener son projet jusqu’à la fin prévue ? Toute les séries pourront-elles enfin mourir dignement ? L’avenir nous le dira.
J’espère juste qu’on aura une fin correct pour « A to Z ». J’adore cette série, elle a un charme fou. C’était mon coup de coeur pour cette rentrée. Snif snif
Article intéressant et bien écrit, merci. Depuis l’annulation de Boss, qui m’a énormément déçue, je ne regarde plus de séries sans être sûre qu’elles ont une fin digne de ce nom, ou un succès qui les conduira jusque là. Quand je lis un livre, je ne m’arrête pas entre deux chapitres. J’espère que les prochaines bonnes séries arriveront à se finir, mais effectivement, quand un produit est mauvais, il vaut mieux arrêter les frais.
Article très intéressant, et comme un certain nombre de personnes, j’ai été déçu par l’annonce de l’annulation de la série A to Z où j’ai adhéré à l’histoire, ainsi qu’aux personnages. Cette série était ma petite pause « romantique » dans la semaine, je vais donc repartir à la recherche d’une série pour combler ce futur vide hebdomadaire.
Article très intéressant!
Personnellement je suis toujours pas remise de l’annulation de FlashFoward…