Voici le second épisode de notre étude sur l’image de New York City dans les séries : « 1997-2006 : And Then A Hero Comes Along ».
Vous pouvez relire la première partie qui traite de Seinfeld et Friends, ici.
Les New Yorkaises prennent le pouvoir
1998 est une grande année pour New York. Rudy Giuliani, ré-élu maire de la ville au mois de novembre de l’année précédente, continue sa politique de « Creating a More Civil City » : avec un taux de criminalité exceptionnellement bas, les débuts de la bulle internet, et le règne incontesté des Yankees dans les stades de baseball, son discours est teinté d’un optimisme sincère. Quelques années avant le 11 septembre 2001, les New Yorkais sont surtout préoccupés par l’optimisation de leur qualité de vie, et toutes les nouvelles opportunités qui s’offrent à eux, et notamment aux minorités pour lesquelles le maire s’est particulièrement engagé (un premier pas vers la reconnaissance des couples gay et lesbiens, la protection des travailleurs clandestins, la défense du droit à l’avortement pour les femmes). 1998 marque également l’arrivée de Sex and the City sur HBO (pour moi LA série à jamais attachée au jingle de la chaîne câblée) et fait des stars de Sarah Jessica Parker (Carrie), Cynthia Nixon (Miranda), Kristin Davis (Charlotte), et Kim Cattrall (Samantha). Pour ces quatre filles dans le vent, quatre New Yorkaises qui appartiennent à l’élite blanche, éduquée, et riche, et dont les problèmes les plus pressants sont des histoires de cul et de cœur, la ville est une jungle urbaine en pleine transformation. Sex and the City profitera de – et contribuera à – renforcer cette image d’un terrain de jeu aseptisé par Giuliani, où, lorsque que l’on trébuche et tombe de ses hauts talons, on ne se fait jamais vraiment mal.
La série devient rapidement un phénomène qui dépasse le petit écran avec des spectatrices dans le monde entier qui s’identifient aux quatre amies new yorkaises. Et même si on ne compte plus les quizzes réducteurs du genre « Etes-vous plutôt une Carrie, une Charlotte… ? », le quotidien des personnages principaux de Sex and the City – au sujet duquel les féministes ont abondamment débattu (et nous aussi) – est porté par des courants plus complexes qu’il n’y paraît. Selon la journaliste Alice Wignal, Carrie, Miranda, Charlotte, et Samantha « représentent même une version consciemment écorchée de quatre archétypes de la féminité. » Certains diront que leurs préoccupations – le sexe, la mode par exemple – sont triviales, que leur niveau de vie élevé est un filet de sécurité dont ne bénéficient pas tous les New Yorkais. Et pourtant, la série touche à des préoccupations universelles, qui étaient d’ailleurs au cœur de la plateforme de Giuliani : problèmes de santé, discriminations sexuelles, sort des mères célibataires, mariage et divorce…

Carrie, Miranda, Samantha, Charlotte
Les héroïnes de SATC évoluent dans un New York beaucoup moins dangereux qu’il ne l’était quelques années auparavant, mais elles n’en sont pas moins des femmes fortes, indépendantes et solidaires. Galvanisées par les victoires féministes qui les ont précédées, elles profitent pleinement (à corps perdu ?) de la libération des mœurs. Parce qu’elles n’ont plus de combats urgents à mener, elles se lancent à la recherche du « prince charmant » sans renier leur cri de ralliement : « la relation la plus excitante, la plus difficile, et la plus significative de toutes, c’est la relation que vous aurez avec vous-même » (les derniers mots de la série, prononcés par la narratrice, Carrie). Et pour bien se connaître, il faut expérimenter. Pendant six saisons pas moins. Portés par l’esprit optimiste du New York des années 1990, mais n’oubliant pas les traumatismes encore récents (Carrie vit dans le West Village à deux pas de l’ancien hôpital Saint Vincent, le « ground zero » des années SIDA à New York), les créateurs donnent aux premières saison de la série un ton hédoniste, décadent. En effet, à l’origine, « Sex and the City » est inspiré des aventures sentimentales et sexuelles de la chroniqueuse Candace Bushnell, publiées sous ce titre dans le New York Observer de 1994 à 1996. Rappelez-vous du pilote qui, imitant une étude anthropologique sérieuse, incluait des micro-trottoirs avec des New Yorkais obsédés par la quête du sexe et de l’amour (voir cet extrait où vous croiserez Peter, « Advertising Executive-Toxic Bachelor »).
Les héroïnes de SATC n’ont pas froid aux yeux et c’est aussi pour cela qu’on les aime. Selon Janet McCabe : « Leur façon de parler et les sujets abordés étaient révolutionnaires ». Revoyez donc cette scène crue de l’épisode 4 de la saison 1 où la prude Charlotte débat nonchalamment de la question du sexe anal avec ses copines, le tout dans un taxi. Leurs explorations noctambules font songer à une version revisitée et féminisée du roman Bright Lights, Big City (Journal d’un oiseau de nuit) publié en 1984 par l’écrivain Jay McInerney. L’ouvrage, qui raconte les aventures d’un journaliste happé par le monde de la nuit new yorkais, aurait pu inspirer le personnage de Carrie, et même le titre de la série. Le show, comme le livre, est gravé dans l’imaginaire collectif new yorkais. Et même si on a tendance à l’oublier, il a radicalement transformé le paysage audiovisuel américain : c’est Sex and the City qui a donné à HBO sa réputation de chaîne qui ose. Comme l’explique Emily Nussbaum dans un article du New Yorker, même si Les Soprano (année de naissance 1999, pas loin de New York, mais dans un monde à part, le New Jersey) ont lancé la vague des bad-boys sur le câble, c’est bien Carrie Bradshaw qui était la première anti-héro(ïne) de la télévision américaine. Optimiste, hédoniste, précurseur, Sex and the City, tel un sac Prada, a fait essaimer de nombreux copy-cat, des imitateurs qui n’ont pas la finesse de l’original. Cependant des séries comme Cashmere Mafia, Lipstick Jungle : Les Reines de Manhattan, voire même, Gossip Girl, méritent d’être citées ici. Elles présentent une version caricaturée de la femme forte new yorkaise, qui apparemment dans les années 2000, s’est transformée en bitch assumée.
Heather Havrilesky s’est penchée sur la question de cette nouvelle vague d’héroïnes sûres d’elles, mais presque folles à lier. Ici Liz Lemon (30 Rock) dans ses œuvres :
Sans oublier les New Yorkaises sans peur et sans reproche : Patty, the « supreme bitch » de Damages, et Whilemina dans Ugly Betty. Eh oui, New York nous fait faire des choses extrêmes, car comme nous le disions dans la première partie de cette étude « If You Can Make It Here, You Can Make It Anywhere. »
L’amour inconditionnel et la résilience
Mais avant de devenir des horrible bosses, peut-être ont-elle été des jeunes filles rêveuses, venues à New York par hasard, ou pour faire des études, ou pour suivre un amour de jeunesse, ou, comme Felicity Porter, la combinaison des trois ?

Felicity
Dans le premier épisode de la série Felicity (1998-2002), l’héroïne interprétée par Keri Russell, abandonne sur un coup de tête et de cœur son projet d’études de médecine à Stanford sur la côte ouest pour suivre un de ses camardes de classe inscrit à la University of New York (une version fictionnalisée de l’université NYU). Leur relation sera plus compliquée que prévue, mais au fil des saisons Felicity découvrira un autre amour durable : New York.
En France, la série n’a jamais été très populaire, mais aux Etats-Unis elle marqué les esprits, et a même fait l’objet d’études sérieuses. Beaucoup de jeunes (femmes) se sont identifiées à cette histoire d’apprentissage pourtant assez classique. La particularité du show c’est que Felicity apprend à voler de ses propres ailes et à naviguer le monde adulte dans une ville qui a autant de choses à lui enseigner que l’université. Et elle n’est pas la seule à avoir fait cette découverte : combien de témoignages de la culture populaire ont décrit New York comme leur premier vrai amour ? Felicity c’est l’incarnation télévisée de ce phénomène qui a été très bien retranscrit dans l’ouvrage Goodbye to All That : l’amour inconditionnel que les New Yorkais, notamment ceux qui débarquent les étoiles plein les yeux, ressentent pour leur ville. Et on n’oublie jamais son premier amour.
C’est pourquoi le mardi 11 septembre 2001, si les attentats sur le World Trade Center choquent l’Amérique et le monde entier, ce sont les New Yorkais – pourtant les plus touchés et affaiblis par ce drame collectif – qui se relèveront les premiers. Pour aller aider sur le chantier du groud zero, pour relayer les messages des proches qui espèrent encore retrouver un être cher disparu, pour se rassembler derrière une vision nouvelle de la « More Civil Society » qu’avait imaginée Rudy Giuliani quelques années auparavant. L’optimisme laisse place à la résilience. Comme l’explique Wikipedia, « La résilience est un phénomène psychologique qui consiste, pour un individu affecté par un traumatisme, à prendre acte de l’événement traumatique pour ne plus vivre dans la dépression et se reconstruire. » Pour les personnes affectées directement ou indirectement par le 11 septembre, le processus est plus ou moins long et douloureux. Les producteurs des séries TV basées à New York ont tâtonné avant d’être capables ne serait-ce que de mentionner la tragédie, de faire se rencontrer la fiction et la réalité qu’aucun scénario n’aurait pu imaginer.
L’équipe de la série New York, unité spéciale (1999-) n’a pas hésité, dans les jours qui ont suivi l’attaque, à se joindre en personne aux efforts des secours, et le générique a été momentanément changé, la voix off récitant un message d’hommage aux victimes, à leurs proches, et aux forces de l’ordre et pompiers. Il fallut en revanche 10 ans à la production des Experts : Manhattan pour intégrer les événements, sous forme de flash-backs. Dans l’introduction à cet épisode intitulé « Indélébile », Mac Taylor explique à sa collègue pourquoi il a décidé de se consacrer à la recherche criminelle scientifique et à l’étude de l’ADN : le corps de sa femme décédée le 11 septembre 2001 n’ayant jamais été identifié, il souhaite aider d’autres personnes affectées à obtenir un sentiment de « closure », soit une étape supplémentaire vers la résilience.
La série Tru Calling (2003-5) quant à elle – dans un genre plus proche du fantastique que du policier – voit son héroïne, employée dans une morgue, revivre la journée qui a provoqué la mort des cadavres qui lui sont confiés, afin de tenter de les empêcher de mourir un à un, soit une métaphore de la seconde chance. Les victimes du 11 septembre ne pourront jamais être sauvées, mais l’acceptation de leur disparition passe par cette vison de la rédemption. La résilience repose sur un équilibre délicat : montrer que l’on est plus fort qu’avant, malgré les souffrances liées au stress post-traumatique. Et qui est plus touché par ces contradictions que les pompiers, qui ont été au plus près du drame et ont survécu, ces héros invincibles aux yeux des New Yorkais ?
Tommy Gavin (Denis Leary), le personnage principal de Rescue Me (2004-11), est un pompier vétéran des attentats terroristes sur le World Trade Center. Alcoolique, il souffre de visions qui le hantent : celles des fantômes de ses camarades de caserne morts le 11 septembre.
Tout comme les habitants de la ville qui encore aujourd’hui ont du mal à accepter la skyline mutilée de Manhattan, tout comme les personnes qui ont perdu un bras ou une jambe, Tommy n’arrive pas à concevoir pleinement la disparition de ses 60 pompiers qu’il a connu et qui ne sont plus à ses côtés en chair et en os. Accablé par le poids de la « survivor guilt » (la culpabilité des survivants, un terme qui a commencé à être utilisé dans les années post-Shoah), il représente un archétype de la masculinité forte en apparence, mais intérieurement traumatisée.
Pour Pamela Hill Nettleton, Rescue Me est la série qui a engagé le processus de redéfinition de la masculinité dans les séries TV, qui a fait émerger ces hommes « anxieux, inquiets, dysfonctionnels, imparfaits, mais également sympathiques et engageants » : les antihéros modernes qui, dans les années qui ont suivi le 11 septembre 2001, ont peuplé des séries comme The Shield, Nip/Tuck, Dexter, et la new yorkaise Mad Men, dont nous parlerons dans le prochain et dernier épisode de cette série d’article.

Mad Men
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Rescuing Men: The New Television Masculinity