Qui se rappelle l’âge paisible où nous pouvions regarder des séries sans nous inquiéter du sort de nos personnages préférés ? Je ne parle pas ici des tourments qui accompagnent l’annulation précoce d’une série, mais bien des décès à répétition que nous infligent un nombre croissant de scénaristes sadiques. Pour rappel, deux des plus gros succès de ces dernières années sont Game of Thrones et The Walking Dead, qui ont chacune éliminé en quelques saisons l’essentiel de leur casting originel. L’occasion pour nous de nous interroger sur la véritable révolution qu’a connu la représentation de la mort dans les fictions télévisées américaines, avec pour question sous-jacente : sommes nous devenus des psychopathes ? Réponse garantie sans spoiler.
Who wants to live forever (on TV)
Pour les angoissés de la finitude, les séries ont longtemps été un espace rassurant d’où la Grande Faucheuse était quasiment absente. La télévision est un support familial qui trône au milieu du salon, pas question de laisser traîner quelques entrailles sur le tapis. Les images les plus violentes montrées à l’écran étaient jusqu’aux 70’s celles du journal d’informations. Autrement, sitcoms enjouées et programmes tous publics ne voient jamais mourir leurs protagonistes ; si c’est l’acteur qui casse sa pipe, son personnage a de bonnes chances de partir en voyage. Les seuls macchabées du petit écran sont des figurants ou des personnages tertiaires : les impassibles victimes des procedurals, le plus souvent décédées avant même le début du générique, les rares malades que des docteurs héroïques ne parviennent pas à sauver dans les hospital shows, les hommes de main dispensables des séries d’espionnage et d’action… Même ainsi, il faut limiter les dégâts : on voit un seul personnage mourir en 98 épisodes d’explosions spectaculaires de l’Agence tous risques.
Encore récemment, Dr. House perd seulement 22 patients sur 176 épisodes. Ces heureuses statistiques sont encore liées à un souci d’édulcoration : la Fox est une chaîne conservatrice qui produit majoritairement des programmes consensuels, divertissants avant tout. Mais elles ont aussi à voir avec la forme narrative de ce programme. Il est difficile pour une suite d’épisodes plus ou moins indépendants et avec un nombre limité de protagonistes de perdre les marqueurs de continuité que sont un héros ou un sidekick. Magnum ne pourrait exister sans Magnum, et des intrigues de standalones* ne s’accommodent pas bien avec celles au long cours de la disparition et de l’incorporation de nouveaux personnages. Ce qui explique l’apparente immortalité d’un nombre important de personnages principaux qui se tirent toujours des plus mauvais pas. MacGyver et Castle survivent alternativement aux tentatives de meurtre les plus sournoises et aux cascades les plus mouvementées en se retrouvant, au pire, avec un plâtre ou quelques mois de coma – annulant au passage une partie de la tension liée au cliffhanger.
Mieux encore : la mort de fiction est réversible. Murdoc, la némésis d’Angus MacGyver, revient à plusieurs reprises à la charge – après une électrocution, la chute d’une falaise… Les spectateurs tolèrent aujourd’hui moins ce procédé assez facile, et peuvent même y réagir avec hostilité s’il est est trop souvent réutilisé. Il doit par ailleurs impérativement être justifié, dans un récit fantastique ou dans des affaires d’espionnage rocambolesques… Sauf dans les soap operas où il est devenu une norme. Avec leurs multiples personnages et leurs intrigues foisonnantes entremêlées, ces feuilletons n’ont aucune peine à éliminer régulièrement des personnages, d’autant que leurs dizaines d’années d’antenne les forcent à avoir recours à un maximum de ressorts scénaristiques différents. De même que les protagonistes meurent régulièrement dans des circonstances invraisemblables, ils reviennent à la vie dès que le récit l’exige. L’exemple le plus connu est le mythique Victor Newman dans Les Feux de l’amour, sur lequel la mort n’a pas plus de prises que les vasectomies ou les contrats de mariage.
C’est juste un au revoir
La première fois que des scénaristes décident sciemment de faire mourir un personnage important à la télévision américaine, c’est en 1975 dans M*A*S*H et c’est un véritable traumatisme : les spectateurs envoient des milliers de lettres bouleversées et indignées à CBS. Le virage des fictions sérielles vers plus de violence et de noirceur s’est accéléré à travers l’incursion de la télévision dans le fantastique et l’horreur. Une dimension d’irréalité a permis aux séries d’être plus sombres, pessimistes voire paranos, à l’image de Twin Peaks ou The X-Files. La fin des années 90 est une période charnière, le basculement qui s’opère peut d’ailleurs être observé dans Buffy : d’abord série destinée aux adolescents et composée de standalones, ses intrigues se sont progressivement transformées pour abandonner le « monstre de la semaine » et aborder des thèmes plus sinistres, et entre autres parler de la mort frontalement. Les chaînes câblées Showtime et HBO veulent de leur côté proposer une programmation alternative, moins légère et répétitive que les créations des broadcast networks, et se lancent dans la production de séries plus feuilletonesques, plus réalistes et plus adultes. Il s’agit d’abord de briser des « tabous » dans le sens des normes conservatrices qui régissaient jusqu’alors les récits télévisuels, pour par exemple parler – et montrer – davantage de sexe et de violence.
Forcément, des personnages principaux se mettent donc à mourir, que ce soit dans Oz, The Wire ou les Sopranos. La mort est un sujet à part entière, un univers qu’il faut explorer, ainsi que le prouve parfaitement Six Feet Under. Les spectateurs doivent s’habituer à perdre des personnages de fiction, ceux-là même qui paraissaient invulnérables. On est dans la même situation que les survivants du récit, on pleure d’autant plus que l’on a littéralement passé des heures et des saisons avec ce personnage – on le connaît en réalité depuis plus longtemps et on l’a plus souvent fréquenté que certaines de nos accointances. Comme le cinéma et la littérature avant elles, les séries nous donnent la possibilité d’être confrontés à la mort et de faire l’apprentissage du deuil dans l’environnement contrôlé et sûr du récit.
Les spectateurs passent donc devant leur écran par le choc, le déni, la colère, le marchandage, la tristesse, l’acceptation… et, désormais, la crainte du spoiler. Car si toute la tension est rétablie, et si tous les enjeux sont renouvelés par la possibilité réelle de voir un personnage disparaître, il s’agit aussi de révélations cruciales supplémentaires à éviter avant le visionnage. Cet essor du spoiler est incarné par Game of Thrones, dont la diffusion s’accompagne désormais d’une psychose généralisée, les gens allant jusqu’à filmer leurs réactions à certains épisodes, entretenir un cimetière virtuel et… Taguer de potentiels spoilers sur des affiches dans le métro.
Ma petite entreprise de faux sang ne connaît pas la crise
L’époque bénie des visionnages tranquilles est révolue et a été remplacée par de véritables hécatombes fictionnelles. Dans les dramas qui se prêtent à ce jeu, plus aucun personnage principal n’est réellement à l’abri, et il semblerait même qu’éliminer un héros soit devenu une nécessité pour tenter de marquer les esprits. Une mort violente, c’est la garantie de provoquer un choc, des émotions fortes, et donc des commentaires et une progression des audiences. Cette multiplication des décès, en devenant la norme, perd cependant son effet de surprise et risque de lasser. On s’attache moins aux personnages quand on se doute de leur sort funeste, et le spectateur au cœur fragile délaissera cette débauche de cruauté.
Comme on ne peut pas non plus supprimer tout le casting à chaque épisode, c’est dans la représentation de la violence que s’est produit une surenchère avec le développement à la télévision d’une esthétique du macabre sans précédent. Game of Thrones et The Walking Dead ont cela de bon que leurs personnages utilisent tout un arsenal d’armes blanches qui donnent aux mises à mort un panache certain, et entre zombies, décapitations ou tripes le seuil du gore est plus ou moins régulièrement franchi. D’autres ne sont pas en reste, depuis True Blood qui met le sang à toutes les sauces jusqu’à Hannibal et son style « viscères-chic ». En parlant de séries plus ou moins policières, la médecine légale connaît un succès étonnant et on a tous désormais en tête les règles de base d’une bonne autopsie, mise en scène dans tout procedural qui se respecte.
L’appétit des spectateurs s’est donc aiguisé pour des récits qui osent parler de la mort et la montrer avec plus ou moins de violence, qu’il s’agisse d’avoir le cœur brisé ou d’assister à des scènes insoutenables. Encouragées par cet engouement, les chaînes ont développé et développent encore des projets sanglants, dans le registre fantastique ou non. Mais l’escalade des chaînes câblées a peut-être mené à une sorte de saturation et à un retour à plus de réalisme, d’autant qu’un récit bien écrit n’a pas besoin d’épée de Damoclès pour être prenant. En ce début d’année 2015, les sitcoms, les séries joyeuses et celles qui s’intéressent à la vie quotidienne ont le vent en poupe, bien loin des excès tragiques de Westeros. Après s’être emballées sur ce sujet aussi universel et fascinant qu’effrayant et douloureux, les séries sont peut-être revenues à un rapport plus apaisé avec la mort et montrent à présent que si on risque à tout moment d’y être confronté, elle n’est pas pour autant omniprésente.
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